Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants - Mathias Enard
- Félix Gauffre
- 29 oct. 2015
- 3 min de lecture

Félix Ziem, Lever de soleil sur Constantinople
"Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l'amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s'accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu'il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a presidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l'amour, l'amour, cette promesse d'oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et il t'aimeront ; ils feront de toi l'égal d'un dieu. Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n'est qu'un voile parfumé cachant l'éternelle douleur de la nuit."
Une couverture, un titre, une citation. Il n'en faut pas plus pour se laisser plonger avec envie dans ce récit historique. Mathias Enard nous conte les aventures de Michel-Ange et de son voyage à Constantinople. En 1506, artiste et sculpteur préféré du pape guerrier Jules II, Michel-Ange se sent délaissé par le pontif, au point même d'en comprendre qu'il doit payer lui même le marbre qu'il doit utiliser pour bâtir le tombeau du pape à Rome. Blessé dans son amour propre, il va accepter une proposition provenant de l'Orient. En effet, le sultan Bajazet lui demande de construire un pont sur la Corne d'Or. Michel-Ange n'est pas ingénieur, mais le fait de savoir que le sultan Turc a précédemment refusé les plans de Léonard de Vinci va peser lourd sur sa décision. Une semaine plus tard, le voilà parti pour Constantinople.
C'est en mélant faits historiques (tous reportés à la fin dans une note) et fiction que Mathias Enard nous détaille ce voyage dépaysant qui marquera l'artiste à jamais. C'est un portrait du sculpteur du David de Florence et des futures fresques de la chapelle Sixtine que nous dévoile l'auteur. Il sculte le mode opératoire de Michel-Ange, ses séances de lecture de l'après-midi, ses ballades dans Constantinople où cohabitent en harmonie musulmans, juifs et chrétiens, son émerveillement devant la beauté des architectures du monde ottoman, ses tourments à propos de sa décision : laisser ses travaux pour le pape inachevés et préférer travailler pour le sultan - décision qui repose sur une paix fragile car ils se faisaient la guerre dix ans auparavant. Entrainé dans les rues de cette cité antique, Michel-Ange se laisse attirer par la beauté du monde ottoman ainsi que les charmes envoûtants d'un danseur ou d'une danseuse Andalouse.

"Le temps résoudra tout cela, qui sait. Le destin, la patience, la volonté. Il ne restera rien de ton passage ici. Des trâces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau. Cette frontière que tu traces en te retournant, comme une ligne avec un bâton dans le sable, on l'effacera un jour ; un jour toi-même te laisseras aller au présent, même si c'est dans la mort.
Un jour tu reviendras."
Dans ce récit, Mathias Enard fait le choix de relater un fait historique oublié et c'est avec succès qu'il parvient à nous captiver, notammant à l'aide de courts chapitres proches d'une rêverie où l'on peut entendre quelqu'un s'adresser directement à Michel-Ange. Ou est-ce à nous? C'est beau, mélodieux, dépaysant. Si le roman n'a pas reçu le prix Goncourt, il n'en est pas passé loin et a tout de même reçu le prix Goncourt des lycéens.
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