La Grande Bonace des Antilles - Italo Calvino
- Félix Gauffre
- 18 nov. 2015
- 5 min de lecture

Homme de lettres, Italo Calvino est egalement un véritable conteur. Dans ce recueil de nouvelles et de fables, on peut observer tout le talent de l'un des auteurs italiens les plus reconnus du XXe siècle. La grande Bonace des Antilles en est une eponyme, mais le recueil en contient une vingtaine en tout, séparées en deux parties distinctes. On trouve dans ces nouvelles un humour propre à l'auteur qui fait mouche. Dans La décapitation des chefs, Calvino décrit un Etat où tous les membres du gouvernement sont décapités sur la place publique à la fin de leur mandat et il est explique la raison de ce fontionnement, comment cela s'est produit, comment le parti en faveur à cette application à commencé par signer des traités où des doigts étaient découpés. Dans Conscience, il y dénonce l'absurdité de la guerre et les ravages qu’elle peut faire sur la conscience, la psyché des hommes.
Dans Contentement passe richesse, il montre qu'on ne peut manipuler le peuple à la légère, en interdisant des jeux puis en les autorisant (l’exemple pris ici dans cette nouvelle). Il décrit un pays où tous les jeux sont interdits sauf celui du bâtonnet. Un beau jour, les dirigeants prennent la décision de lever ces interdictions mais les citoyens continuent à jouer uniquement qu’au bâtonnet. Ils envoient alors des messagers pour répandre l’information et s’en suit un échec : "Ayant vu que leurs tentatives étaient vaines, les messagers revinrent le dire aux connétables. « Ça va être vite fait, répondirent les connétables. Interdisons le jeu du bâtonnet. » Ce fut alors que le peuple fit la révolution et les tua tous. Puis, sans perdre de temps, il recommença à jouer au bâtonnet. »
Toute la force de ces fables est qu'elles sont simples et courtes, parfois qu'une page. Calvino ne fait qu'amorcer la réflexion et nous laisse réfléchir voire philosopher sur ce vient de lire. Les conclusions sont parfois très brèves, comme les moralités des fables de La Fontaine, pourtant le message est passé et avec de l’humour.
Dans Le mouton noir, on peut y voir une description du capitalisme ainsi que l'explication de l'apparition des inégalités sociales entre les hommes. Il a fallut un livre à Rousseau (cf Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, 1755) pour expliquer cette évolution societale, Italo Calvino ne se contente que d'une page et demi pour nous faire comprendre l'idée principale de ce que le capitalisme contient de négatif en lui-même, dans son essence. Ci-dessous, voilà donc cette fable. C'est celle-là même qui m'a donné l'envie de lire La grande Bonace des Antilles. Après sa lecture, je ne peux donc que conseiller ce livre.
- Le mouton noir - "Il était un pays où il n'y avait que des voleurs. La nuit, tous les habitants sortaient avec des pinces-monseigneur et des lanternes sourdes pour aller cambrioler la maison d'un voisin. Ils rentraient chez eux à l'aube, chargés, et trouvaient leur maison dévalisée. Ainsi, tous vivaient dans la concorde et sans dommage, puisque l'un volait l'autre, et celui-ci un autre encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive au dernier qui volait le premier. Le commerce, dans ce pays, ne se pratiquait que sous forme d'embrouille tant de la part de celui qui vendait que de la part de celui qui achetait. Le gouvernement était une association de malfaiteurs vivant au détriment de ses sujets, et les sujets, de leur côté, avaient pour seul souci de frauder le gouvernement. Ainsi, la vie suivait son cours sans obstacles, et il n'y avait ni riches ni pauvres. Or, on ne sait comment, il arriva que dans ce pays on trouva pourtant un homme honnête. La nuit, au lieu de sortir avec un sac et une lanterne, il restait chez lui à fumer et à lire des romans. Les voleurs arrivaient et s'ils voyaient la lumière allumée ne montaient pas. Cela dura quelque temps, puis il fallut lui expliquer que s'il voulait vivre sans rien faire, ce n'était pas une raison pour ne pas laisser agir les autres. Chaque nuit qu'il passait chez lui, c'était une famille qui ne mangeait pas le lendemain. L'homme honnête ne pouvait rien opposer à ces raisonnements. Il se mit, lui aussi, à sortir le soir et à revenir à l'aube, mais il n'était pas question de voler. Il était honnête, il n'y avait rien à faire. Il allait jusqu'au pont et restait à regarder l'eau couler. Il revenait chez lui et trouvait sa maison dévalisée.

En moins d'une semaine, l'homme honnête se retrouva sans un sou, sans rien à manger, la maison vide. Et jusque-là, il n'y avait rien de trop grave, car c'était de sa faute ; le malheur était que, de cette manière d'agir, naissait un grand bouleversement. Car il se faisait tout voler, mais pendant ce temps il ne volait rien à personne ; il y avait donc toujours quelqu'un qui, rentrant chez lui à l'aube, trouvait sa maison intacte : la maison qu'il aurait dû, lui, dévaliser. Le fait est que, au bout de peu de temps, ceux qui n'étaient plus cambriolés devinrent plus riches que les autres et ne voulurent plus voler. Et d'autre part, ceux qui venaient pour voler dans la maison du l'homme honnête la trouvaient toujours vide ; ainsi devenaient-ils pauvres. Pendant ce temps, ceux qui étaient devenus riches prirent l'habitude, eux aussi, d'aller la nuit sur le pont, pour regarder l'eau couler. Cela augmenta la confusion, car il y en eut beaucoup d'autres qui devinrent riches et beaucoup d'autres qui devinrent pauvres. Or les riches comprirent qu'en allant la nuit sur le pont ils deviendraient pauvres en peu de temps. Et ils pensèrent : « Payons des pauvres qui iront voler à notre compte. » On rédigea les contrats, on établit les salaires, les commissions : naturellement, c'étaient toujours des voleurs, et ils cherchaient à se tromper mutuellement. Mais, comme à l'accoutumée, les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Il y avait des riches si riches qu'ils n'avaient plus besoin de voler ni de faire voler pour continuer à être riches. Mais s'ils s'arrêtaient de voler ils devenaient pauvres parce que les pauvres les dévalisaient. Alors ils payèrent les plus pauvres parmi les pauvres pour protéger leurs biens des autres pauvres, et ils instituèrent ainsi la police, et construisirent les prisons. De cette manière, peu d'années après l'arrivée de l'homme honnête, on ne parlait plus de voler ou d'être volé, mais seulement de riches ou de pauvres ; et pourtant ils restaient toujours tous des voleurs. D'honnête homme il n'y avait eu que celui-là, et il était vite mort, de faim."
Comments